Espèces menacées

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Petit, je faisais toujours le même cauchemar. Je me trouvais seul, à m’occuper de ce qui occupe les gamins quand ils s’ennuient, quand soudain, surgi de nulle part, un rhinocéros se précipitait sur moi et m’écrasait. Je ne le voyais jamais venir. Je savais juste qu’il s’agissait d’un gros animal avec une corne sur le nez (en fait, je crois que les rhinos commencèrent leur travail d’écrasement avant même que leur nom ne me fut connu). J’étais laissé sur le sol, tel une crêpe au goût d'enfant. Alors mes parents arrivaient, me soulevaient délicatement avec une pelle à tarte, et me roulaient comme un tapis. Puis ils m’emportaient sur leurs épaules, mais au lieu de funérailles solennelles, ils me mettaient au grenier, où je finissais mangé par les mites avec les autres rebuts familiaux. Le matin, ayant retrouvé mon volume, je déjeunai en silence, guettant l’approche des pachydermes piétineurs. Le plus étrange est que les rhinos n’étaient pas les seuls coupables. De temps à autre, une autre espèce animale s’occupait de moi. Je fus ainsi une victime fréquente des hamsters. Une autre fois, ce fut un crapaud, qui sauta sur moi jusqu’à être satisfait du résultat. Bien sûr, cela finit par influer sur mon existence diurne. Je devins terrifié par tout ce qui représentait un animal : dessins animés, jeux, documentaires, et presque tous les livres pour enfants (ce qui me poussa à lire le journal à la place, dès mon plus jeune âge). Pire, mes parents m’envoyèrent au psychiâtre. A cause de la nature symbolique de la corne de rhinocéros, ils furent brièvement suspectés d’abus sexuel sur mineur. Heureusement, comme mes cauchemars de piétinement impliquaient l’ensemble du règne animal, il fut difficile à l’accusation d’y trouver une quelconque logique, et nous redevînmes rapidement une famille unie. Les cauchemars régressèrent en partie durant mon adolescence (au moins les filles ne me piétinaient pas), mais la phobie restait en moi. Tout le voisinage me promettait une carrière dans les abattoirs, ou comme matador de taureaux. A la place, je devins informaticien, une occupation sans animaux (sauf à compter les puces, ha ha ha). J’étais donc mal préparé à rencontrer Alexandra.

Elle travaillait dans un bureau à quelques mètres du mien. Elle avait de grands yeux bruns, très doux, et sa peau aux rides profondes était un cuir souple, du plus

 

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